L'HOMME ENTREPRISE 5e épisode, suite de l'homme risque.
Le sociologue allemand Georg Simmel définit la confiance comme "la suspension temporaire du doute rationnel". Or, le modèle néolibéral empêche toute suspension, même temporelle, de ce doute. L'homme néolibéral est constamment sur ses gardes face à un marché toujours incertain et des compétiteurs toujours à l'affût de la moindre faiblesse des concurrents. La confiance, "institution invisible" du libéralisme s'érode. Le sociologue Russel Hardin en conclut que nous somme entrés dans l'âge de la défiance : "Nous vivons dans un âge de la défiance au sens ou nous interagissons d'avantage ... avec des gens dans lequel nous n'avons pas confiance (et peut-être même à l'égard desquels nous éprouvons de la défiance) qu'avec des gens dans lequel nous avons confiance". L'âge de la défiance nous entraîne vers le chaos. L'individu rationnel et froid met en danger la société. A cause de lui, elle se disloque. Comme le rappelle Eloi Laurent, ce sont les difficultés sociales qui expliquent la défiance et non le contraire.Le nouvel ordre de la compétition fabrique donc un individu calibré pour lui. Fragile, faible, stressé, parfois malade et malhonnête et parfois sans foi ni loi envers son collègue ou son concurrent. Ce que vise le néolibéralisme, c'est moins son corps que son esprit. Il ne lui demande pas seulement d'obéir et de se soumettre à ce nouvel ordre compétitif mais bien d'y participer, de consommer sans craindre de se consumer. Cet homme nouveau, modelé par la rationalité néolibérale, nous fait-il basculer dans une ère nouvelle ? C'est l'avis de certains psychiatres. Nous serions entrés dans la "civilisation médico-économique". L'alliance de la médecine, de la psychiatrie et de l'économie crée une nouvelle ontologie, celle d'un "sujet neuroéconomique".
La mutation anthropologique débouche sur un homme-marché qui appréhende son environnement politique, professionnel, social, amical et même familial à l'aune de la seule rentabilité.
Poursuivant la réflexion de Marx sur le fétichisme de la marchandise, Georges Lukacs annonce déjà au début des années 1960 la création par le capitalisme d'une seconde nature humaine : celle de la réification comprise comme le fait de considérer les autres comme des objets. C'est l'extension illimitée du domaine de l'échange marchand qui fonde toutes les relations humaines sur la base des intérêts égoïstes.
Un demi-siècle après l'analyse de Lukacs, la situation a empiré. Le sujet, rationnel jusqu'au plus profond de son ADN, "marchande" toutes ses relations et fait de ses semblables non seulement des choses mais surtout des concurrents. Loin de libérer l'homme, cette nouvelle ontologie de l'être fabrique un soldat de la guerre économique. Dans cette existence de marché, tout est objet de commerce : les choses, les corps, les esprits mais aussi l'âme. Méphisto n'est pas le diable mais un entrepreneur pour qui rien n'existe en ce monde, qui ne mérite d'être vendu.
"L'homme entreprise" extraits du très bon livre "AUX SOURCES DE LA GUERRE ECONOMIQUE" de Ali Laidi docteur en science politique et chercheur à l'IRIS.
Chez Armand Colin
Je termine là pour aujourd'hui, et retourne à mon atelier.
Je reviendrai sur ce sujet un peu plus tard.
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